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TOUT EN COURANT vers sa voiture, elle fit ses comptes. Elle était bonne pour traverser encore une fois la France d’ouest en est. Elle pouvait couvrir les six cents bornes qui la séparaient de Nice en moins de cinq heures. Ensuite, il lui faudrait trouver son chemin dans l’arrière-pays. Et même avec un GPS, elle n’était pas sûre de son coup.
Elle prit la direction de l’autoroute. Le vrai problème était ailleurs. Elle n’avait dormi que quelques heures la veille, pas dormi du tout la nuit précédente et trois heures seulement celle d’avant. Elle tenait à peine debout – et c’était uniquement sur les nerfs.
Elle composa le numéro de Zakraoui. Le plus dangereux et le plus séduisant membre de son groupe. Le Maghrébin répondit à la deuxième sonnerie.
— Zak ? Anaïs.
— Comment ça va, ma belle ? (Il était le seul à se permettre ce ton familier.) Toujours en vacances ? On m’a parlé de ta virée à Nice !
— Il faut que tu m’aides. Je cherche un plan.
— Un plan… Un plan ?
Anaïs ne répondit pas. Réponse positive.
Il prit sa voix de velours :
— Précise ta pensée.
— Du speed.
Zakraoui, ou la brigade locale des Stups. Il connaissait, à l’échelle de la région Aquitaine et de ses alentours, les meilleures filières en matière de drogues. Ses connaissances étaient répertoriées par types de défonces, de fiabilité, de dangerosité. Du sûr. Pour une raison simple : il était lui-même un ancien junk. Il clamait qu’il était clean. On faisait semblant de le croire.
Le flic lui expliqua où elle pourrait se procurer les meilleures amphétamines dans sa zone. Elle s’arrêta sur le bas-côté et prit carrément des notes – Grand Mirail, quartier de la Reynerie, cité des Tournelles… Les noms allumaient vaguement des souvenirs. Des histoires de violences urbaines, de bagnoles brûlées…
— Tu veux que je passe quelques coups de fil ? demanda Zak.
— Ça ira. Où sont tes mecs ?
— Par-ci, par-là. La cité des Tournelles est une barre en forme de « Y ». Si tu roules au pas, à cette heure-ci, et que tu réussis à pas trop avoir l’air d’une keuf, les petits oiseaux viendront à toi.
Elle balança son carnet sur le siège passager, passa une vitesse, coinça son mobile contre son oreille et accéléra :
— À la boîte, c’est comment ?
— Ta tête est pas encore mise à prix mais ça va venir.
Elle raccrocha, l’image du flic en mémoire. Son petit chapeau, son sourire tunisien. Outre ses ennuis de drogue, l’IGS le gardait sur le feu pour un autre dossier : on le soupçonnait de polygamie. Avec Jaffar, recherché par le juge aux affaires familiales parce qu’il refusait de payer la pension alimentaire de sa femme et Le Coz qui vivait aux crochets d’une baronne sur le retour, cela faisait une sacrée brochette de don juans. Les seuls hommes de ma vie, se dit-elle.
Une heure plus tard – elle s’était perdue plusieurs fois sous la pluie –, elle était en pleine négociation avec une kaïra minuscule en survêtement vert fluo, la gueule enfouie sous sa capuche – il ressemblait à un lutin.
— D’abord la thune.
Anaïs s’était arrêtée à un DAB. Elle donna ses 100 euros. Le fric disparut, la main s’ouvrit sur 10 comprimés.
— Fais gaffe à toi. C’est pas pour les bâtards. T’en prends qu’un à chaque fois.
Elle fourra huit comprimés dans sa poche et en garda deux dans sa paume.
— T’as quelque chose pour les faire passer ?
Le nain sortit une canette de Coca Light.
— Garanti sans coke, ricana-t-il.
Elle avala les deux amphètes avec une gorgée. Quand elle lui rendit le Coke, le gars avait déjà reculé dans la nuit.
— Cadeau de la maison. Salut.
Anaïs démarra sous la pluie. Elle sentait déjà, ou croyait sentir, la dopamine qui se libérait au fond de son cerveau. Elle passa une nouvelle vitesse et reprit la direction de l’A61. À la première station-service, elle fit le plein. Elle paya et se rendit compte, en lorgnant vers les rayons de sandwiches et de biscuits, qu’elle n’avait pas faim. La drogue avait aussi un effet coupe-faim. Tant mieux. Elle resterait tous sens en alerte, aiguisés comme des couteaux.
Elle repartit en trombe et observa le programme du traceur sur son iPhone. Les salopards avaient quitté la D2202 en direction d’un bled du nom de Carros. Où allaient-ils ? Avaient-ils retrouvé Janusz ?
Elle passa la cinquième et s’aperçut qu’elle avait dépassé les 200 kilomètre-heure. Pour l’instant, sa petite Smart était sa meilleure alliée.
La nuit ne faisait que commencer.